L’Europe et le monde négra-africain
Pour les Européens que ce soit dans l’antiquité ou au Moyen âge l’Afrique c’était avant tout le pays des Noirs « Aïthiopos » les hommes foncés. Nous examinerons les faits surtout depuis l’apparition de l’Islam et le contact avec l’Europe moderne.
Les premiers navigateurs portugais donnèrent tout d’abord à l’Afrique de l’Ouest le nom d’Ethiopie occidentale. Ces navigateurs n’ont pas caché leur émerveillement sur les cultures autochtones nègres. Même, durant une bonne partie du XVe siècle les rois du Portugal et d’Espagne passèrent commande d’œuvre d’art aux sculpteurs et artistes de la Côte occidentale.
Dans son ouvrage les Arts de l’Aque -Jean Laude cite plusieurs princes qui avaient des cabinets, en somme de petits musées d’œuvres d’art des côtes occidentales d’Afrique noire. Il écrit : « Il est difficile de dresser un inventaire de ce que la Renaissance connut des produits matériel de l’Afrique (noire) ». « L’ampleur du mouvement, la nature de l’intérêt porté aux choses exotiques, la place conférée aux curiosités (arts) d’Outre-Mer dans la vie quotidienne ou artistique se laisse mal apprécier... Des artisans noirs ouvragèrent sur les indications des marchands portugais des ivoires que se disputaient les cours princières. Ferdinand 1er avait en son château d’Ambra quelques ivoires du Bénin et de la Côte occidentale, cuillères, fourchettes, cors.
Les musées de Madrid, de Brunswick, de Leyde, du Vatican conservent des trompes sculptées, des coupes fermées, des salières, des couverts directement commandés à des ivoiristes africains (noirs) » [1]. Ainsi en découvrant l’Afrique aux XVe et XVIe siècles l’Europe en même temps appréciait l’Art nègre.
Mais la Traite négrière fit changer de mentalité, l’Européen ne verra dans le Nègre aux XVIIe et XVIIIe siècles qu’un « sauvage » tout juste bon à faire travailler dans les plantations. L’Européen ne redécouvrira le vrai visage de l’Afrique qu’à la fin du XIXe siècle et au début de notre siècle.
En effet les conquérants coloniaux et à leur suite d’éminents ethnologues dont les plus grands assurément sont Léo Frobénius auteur d’une vaste synthèse sur l’Histoire de la Civilisation africaine [2] et Maurice Delafosse, l’auteur du célèbre Haut Sénégal-Niger, première synthèse historique sur l’Afrique de l’Ouest [3] ; conquérants européens et ethnologues dis-je dès le début du siècle avaient reconnu la spécificité culturelle du monde noir. Mieux, en ce qui concerne l’Afrique noire Maurice Delafosse avait d’emblée reconnu le caractère unitaire de la civilisation négro-africaine à travers la diversité des ethnies ; ceci se lit clairement dans son livre les Noirs d’Afrique, mais surtout dans son fascicule intitulé précisément : « les civilisations négro-africaines » écrit en 1924.
Cet éminent ethnologue, administrateur des colonies, et bien d’autres dès avant les années vingt de notre siècle s’étaient déjà penchés sur nos langues. Henri Gaden a traduit la quasida de Aliou Thiam écrite sur la Vie d’El Hadji Omar en langue pular, avec des caractères arabes ; Delafosse lui-même s’intéressant plus particulièrement aux traditions orales a transcrit en malinké le récit de la vie de l’Almamy Samory, recueilli auprès d’un mandingue. Bien d’autres travaux ont été faits à l’époque sur les religions, l’histoire, l’ethnologie et sur les langues. Ceux qui ont étudié nos langues ont reconnu leur richesse et leur expressivité.
Mais avant les ethnologues et les historiens coloniaux ce furent les artistes qui d’emblée communièrent avec l’Art nègre. Ils l’adoptèrent et s’en inspirent : Picasso et ses camarades dès 1910 affirmèrent publiquement tout ce qu’ils doivent à l’Art nègre. Elgy Leusinger dans son ouvrage « l’Art des Peuples Noirs » écrit :
« L’Européen prisonnier des idéaux de la plastique grecque n’a pu déceler les qualités artistiques des divinités africaines exilées dans les musées d’ethnologie qu’au moment où s’efforçant lui-même de réaliser la représentation cubiste et surréaliste de son univers, il s’aperçut que le Noir -bien longtemps avant lui et à partir de prémisses tout à fait différentes- avait trouvé les solutions plastiques pour l’expression de ses visions spirituelles.
L’Artiste noir crée au moyen de formes abstraites ou du moins soustraites au réel, une œuvre absolument neuve » [4]. Cette approche de l’Art africain ou négro-africain permet de saisir son influence sur l’Art moderne de l’Europe.
Ainsi donc, en dépit des affirmations officielles tapageuses sur la supériorité de la civilisation européenne, les esprits éclairés, plus précisément encore ceux qui étaient en contact direct avec les Noirs comprirent très tôt qu’il fallait parler de civilisation au pluriel et non plus de Civilisation tout court, entendons par là la civilisation européenne. L’idée perçait que tous les peuples ont élaboré leur culture propre, spécifique, culture qui est fille de la géographie et de l’Histoire.
On le voit aisément, bien avant que le Noir ne parle de lui-même, de son peuple, dans la langue durement conquise du blanc, bien avant qu’une poignée d’étudiants nègres, las du mépris des Blancs ne créent un néologisme, la Négritude, pour chanter et exalter le Nègre et les valeurs de civilisation dont il est l’héritier, les Européens, les colonisateurs eux-mêmes avaient la claire conscience de la spécificité culturelle du monde négro-africain.
Je citerai volontiers ce passage lumineux de Maurice Delafosse où l’auteur a su mettre l’accent sur « l’Unité culturelle du monde négro-africain » :
« Il est indéniable, écrit Delafosse, que les populations négro-africaines quelques différentes les unes des autres qu’elles apparaissent à l’observateur superficiel, offrent entre elles un caractère d’unité, qui sans doute à la communauté de leurs origines ethniques et à la similitude relative des milieux physiques, économiques et sociaux dans lesquelles elles se sont formées d’abord, et ont par la suite évolué. De même que le type anthropologue des nègres non métissés et partout identique dans les grandes lignes qu les idiomes négro-africains constituent ensemble une famille linguistique homogène, ainsi que l’on s’en aperçoit de plus en plus clairement, de même aussi l’on paut dire qu’en s’en tenant qu’au fond des choses et aux faits essentiels, il existe une culture négro-africaine nettement définie dont les traits se retrouvent aussi bien chez les peuples noirs les plus avancés que chez les plus arriérés et que l’islamisation même la plus reculée n’a point réussi à modifier profondément, non plus que l’éducation distribuée à une date plus récente par les nations colonisatrices » [5] (souligné par nous).
Ces lignes écrites en 1924 sont d’un administrateur des colonies. Peut-on camper avec plus de force la spécificité de la civilisation négro-africaine ? La science moderne a donné raison à Maurice Delafosse sur tous les plans, l’unité culturelle du monde noir est aujourd’hui un fait indéniable, les travaux des linguistiques tendant maintenant à reconstituer la langue mère qui a donné naissance aux différentes langues, ces langues formant une « famille linguistique homogène » comme l’écrit Delafosse, elles ne s’apparentent ni à l’indo-européen ni au sémitique ni à la fameuse langue « hamitique » dont personne n’a jamais appréhendé les contours.
Un autre mérite de Delafosse est d’avoir compris l’âme nègre, la spécificité des religions africaines et surtout il a saisi la conception nègre de la propriété. A ce propos il écrit : « Dans la société nègre, le travail, ou plus exactement peut-être, l’action productrice, est considérée comme la seule source de propriété, mais il ne peut conférer le droit de propriété, que l’objet qu’il a produit [6] (souligné par nous).
Ainsi quand la majorité des Européens étaient confortablement installés dans l’idée de la supériorité de la Civilisation européenne l’édifice colonial était déjà miné, tout était en train d’être mis en cause par les écrits et les travaux des administrateurs coloniaux qui quotidiennement touchaient du doigt la matérialité de la civilisation noire.
Au plan politique, de l’organisation de l’Etat, le Noir de l’Afrique de l’Ouest a eu une certaine avance sur l’Europe. Delafosse qui a écouté les traditionalistes, lu et traduit des Tarikhs écrits par les Noirs n’hésite pas à écrire, parlant de l’empire du Ghana « Ceci est très important, car nous y trouvons la preuve qu’avant l’introduction de l’islamisme, il y avait au Xe siècle à Ghana, des musulmans, mais c’étaient tous des étrangers et le rois et ses sujets étaient des Noirs païens - et à plus forte raison avant toute intervention européenne, les nègres avaient su parvenir à un degré de culture suffisant pour constituer des Etats stables, parfaitement comparables, à bien des points de vue, aux Etats orientaux et européens de la même époque » [7]. Léo Frobénius l’ethnologue allemand exprime la même idée quand il écrit : « Nous savons aussi que l’organisation particulière des Etats du Soudan existait longtemps avant l’Islam, que les arts réfléchis de la culture des champs et de la politesse, que les ordres bourgeois et les systèmes de corporation de l’Afrique nègre sont plus anciens de milliers d’années ».
Ces ethnologues et bien d’autres avaient eu connaissance d’écrits et de traditions du pays des Noirs. On ne saurait les taxer de parti.
Ne sont-ce pas des administrateurs coloniaux qui ont organisé au Soudan occidental une véritable chasse aux manuscrits, à Djenné, à Tombouctou, au Sénégal pour retrouver les écrits en arabe des lettrés soudanais. Cette chasse fut fructueuse car deux manuscrits de grande valeur furent retrouvés, le Tarikh es Soudan de Abderrahman Sa’di et le Tarikh el Fettach de Mahmoud Kati, tous deux lettrés nègres en arabe de Tombouctou des XVIe et XVIIe siècles. Ces documents de première main sur l’Histoire des peuples et royaume du Soudan furent traduits par Maurice Delafosse et Houdas au début du siècle.
Nous ne parlerons qu’en passant de la florissante littérature négro-mulsulmane de Tombouctou préférant renvoyer le lecteur à l’étude magistrale du professeur Sékène Mody Cissoko sur Tombouctou et l’Empire Songhay - N.E.A. 1976.
Nous devons encore aux administrateurs coloniaux des recherches aux résultats fort appréciables sur la Capitale du Ghana et sur la Capitale du Mali. Dès 1914 Bonnel de Méziers sur les indications des traditionnistes découvre sous les sables Koumbi la capitale du Ghana. Les fouilles opérées dans le site révélèrent une ville imposante aux constructions de pierre - [8]. En 1923-24 les Commandants Vidal et Gaillard découvrent toujours sur les indications des traditionnistes le site de Niani ancienne capitale du Mali. L’auteur de ces lignes a lui même fouillé le site et mis à jour les restes de construction en dur [9]. Il y a en France, à Paris des tonnes de manuscrits non encore inventoriés, tous pris au Soudan lors de la conquête ou immédiatement après. Signalons le fond de Gironcourt tant de fois cité par les historiens mais qui reste encore inexploité. Signalons aussi les manuscrits soudanais qui se trouvent au Maroc. Depuis peu on procède à la bibliothèque royale à un classement de ces manuscrits [10].
Bref au début de notre siècle il y eut un véritable engouement pour l’histoire de l’Afrique noire chez les administrateurs coloniaux, ce qui explique la création dès 1914 du Bulletin du Comité d’Etudes historiques et scientifiques par le gouvernement général à Dakar. C’est qu’il y avait matière à écrire l’Histoire, matière pour faire connaître une civilisation jusque-là méconnue, la civilisation négro-africaine.